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Realités filtrées

Air de Paris

L’architecture est aujourd’hui confrontée de façon la plus évidente au délitement voire au renversement complet de l’ordonnancement traditionnel de ses catégories et de ses équilibres entre intérieur et extérieur, artificiel et naturel, fermé et ouvert. Le philosophe allemand Martin Heidegger posait l’origine de ce phénomène dans le projet de la technique moderne laquelle procédait de ce qu’il appelait "provocation" ou "arraisonnement", c’est-à-dire d’une mise à la raison de la nature, de son forçage dans une vocation unique, un emploi univoque, lesquels lui ôtent par conséquent son indétermination et son irrationalité; la nature étant jusqu’alors sans objectif ni devoir. Au niveau du langage, le "naturel" se différencie de "l’artificiel" en ne qualifiant que la partie du réel qui n’a pas été modifiée par l’homme, cette seconde partie relevant alors de l’artificiel. A la technique, instrument de cette transformation du naturel vers l’artificiel, appartient l’architecture dont le projet est bel et bien celui d’arracher localement et temporellement un climat et une géographie de son état de nature.

On peut idéalement prétendre qu’il existait autrefois une dichotomie claire et simple entre l’intérieur d’un côté l’architecture et la ville (espace artificiel) et l’extérieur de l’autre côté, l’environnement et l’atmosphère (espace naturel). A l’intérieur, l’architecture était le lieu techniquement modifié d’un climat artificiel et d’une géographie reconfigurée, plus commode, plus confortable, plus tempérée toute l’année, domestique. A l’extérieur, l’environnement était le lieu du climat naturel et de la géographie primitive, imprévisible et sans mesure, sauvage. Cette dichotomie n’existe plus aujourd’hui. Cela a commencé de façon locale avec le phénomène d’exploitation agricole et de pollution pour s’amplifier de façon globale et planétaire dans le phénomène actuel du réchauffement climatique. Sans aucun abus de langage, nous pouvons affirmer que c’est l’ensemble de la planète et de son climat qui sont devenus un produit de l’activité humaine: alors que nous chauffions autrefois uniquement l’intérieur des maisons, c’est aujourd’hui aussi l’extérieur des maisons, c’est-à-dire l’ensemble du climat planétaire qui est chauffé, de quelques degrés, dans le phénomène du réchauffement climatique. L’environnement extérieur, le climat et la campagne, lesquels relevaient du naturel autrefois, appartiennent dorénavant à la catégorie de l’artificiel.

Notre travail d’architecte est fortement bouleversé par ces transformations de hiérarchies et de rapport dialectique entre le naturel et l’artificiel, entre l’extérieur et l’intérieur. Si l’environnement extérieur, en dehors de l’architecture, n’est plus naturel, alors pourrions-nous faire l’hypothèse d’une "naturalisation" de l’espace intérieur? L’architecture pourrait-elle se reconfigurer à travers les enjeux du développement durable et de ses techniques non plus comme le lieu de l’artifice mais de celui du naturel ? Une nature seconde, géologique, chimique. Mais peut-être qu’au lieu des termes "naturel" et "artificiel", nous pourrions adopter ceux de Michel Serres de "dur" et de "doux", lesquels peuvent nous permettre de reconfigurer un nouveau système de valeur et d’ordonnancement. Dans son dernier livre "Le Mal propre", Michel Serres s’interroge sur le phénomène d’une pollution globalisée en constatant que la séparation entre "nature" et "culture", entre le "dur" d’un côté (les orages, les tsunamis, privés d’intention) et le "doux" de l’autre côté (c’est à dire ce qui relève de l’humain, des conventions, du dialogues, du culturel), est aujourd’hui caduc. Le "doux" c’est-à-dire la culture, est finalement devenue aussi dure que le "dur", aussi mondial et imprévisible. Cette notion de "doux" et de "dur" est pertinente pour ce qui relève de l’habitat et de l’architecture. A l’intérieur du bâtiment, une première épaisseur "intérieure, qui protège l’habitant de sa douceur"; à l’extérieur, la dernière épaisseur menace, de ses duretés, les envahisseurs possibles. En celle du milieu se percent des pores, des passages, portes ou porosités…" écrit Michel Serres dont la thèse est alors d’accepter que la "nature dure extérieure" soit devenue "culture" et de la traiter désormais ainsi, c’est-à-dire comme objet de conventions, humaines, sociales, politiques dont la forme d’habitation serait alors celle de la location plutôt que de sa possession.

Si dès le départ la nature était exclue de la première épaisseur intérieure de l’habitat et qu’elle a maintenant été chassée également de la dernière épaisseur, de l’extérieur, serait-il alors possible de l’engager pour la première fois dans la première épaisseur, de rendre l’intérieur du bâtiment plus naturel que l’extérieur qui ne l’est plus? Il s’agirait alors d’un renversement d’échelle, de hiérarchie, de classification, ce qui relevait autrefois du macroscopique, de l’extérieur de l’habitat, du naturel et de l’atmosphère se retrouvant alors à l’intérieur de l’habitat, microscopique: la nature ne serait donc plus dehors de l’architecture mais dedans.

En réalité, ce projet existe déjà d’une certaine façon, à l’exemple de l’eau potable de Paris laquelle provient aujourd’hui pour moitié de la Seine elle-même, mais filtrée, traitée de telle façon qu’elle est aujourd’hui plus propre et plus naturelle dans les tuyaux que dans fleuve réel. Le renversement est là. Le microscopique (l’eau dans les tuyaux), à l’intérieur, est le lieu de résurgence du naturel, de la géologie, du non pollué, du dur, tandis que le macroscopique (l’eau dans le fleuve), à l’extérieur, est devenu le lieu de la pollution, de l’artificiel, du "doux". De l’époque gallo-romaine jusqu’au milieu du 19ème siècle, l’eau bue à Paris était puisée directement dans la Seine. La pollution du fleuve s’est accentuée en même temps que le développement urbain de Paris jusqu’au moment de rupture tragique avec l’épidémie de Choléra de 1832 qui a amorcé le début d’une mise en place d’une politique de l’eau (potable et usée) sous l’impulsion du préfet Haussmann en 1854. Dès lors, et cela jusqu’en 1900, l’eau que l’on buvait à Paris ne provenait plus du fleuve mais de sources multiples dans le bassin parisien, acheminée dans la ville dans des aqueducs fermés. A partir de 1900, avec la construction de l’établissement à filtration lente sur sable des eaux de Seine prélevées en amont de Paris à Ivry-sur-Seine, on a recommencé à boire l’eau de la Seine, mais non plus en extérieur, mais en intérieur, comme si l’on recréait une deuxième Seine dans les tuyaux, paradoxalement plus naturelle que la Seine réelle. Une deuxième Seine, en miniature, pré moderne, une reformation géologique naturelle, non polluée, un état de nature d’avant le 19ème siècle.

Notre projet pour l’antenne parisienne de Voies navigables de France est celui de ce renversement, d’un retroussement, oô la nature se retrouve maintenant à l’intérieur de l’architecture et qualifie sensuellement, chimiquement, spatialement l’espace intérieur, lui donne ses qualités plastiques, olfactives et gustatives. Notre travail se déploie dans le cadre du développement durable appliqué au bâtiment et des objectifs suisses Minergie, c’est-à-dire une réduction par 8 de la consommation d’énergie dans le bâtiment et une diminution significative par conséquent du dégagement des gaz à effet de serre. Les enjeux élémentaires de l’air et de l’eau génèrent dans notre projet de nouveaux paysages intérieurs, comme une seconde nature géologique, hydraulique, atmosphérique, reformée, en réduction, au cœur de l’architecture et de ses systèmes techniques répondant aux objectifs du protocole de Kyoto.

La réalité des enjeux du bâtiment liées au développement durable, leur gestion précise, la plus contemporaine et la plus efficace, génère la forme architecturale du bâtiment, son organisation fonctionnelle, mais aussi sa poétique spatiale. Elle constitue des thématiques dont nous amplifions le potentiel jusqu’à inventer de nouvelles typologies architecturales. C’est donc la gestion de l’air dans le bâtiment qui génère la forme et la poétique spatiale du bâtiment de l’antenne parisienne des Voies navigables de France.

Notre projet se propose de reconstituer la géologie parisienne, avant l’apparition de la pollution massive du 19ème siècle, comme une réalité naturelle filtrée, régénérée. C’est donc, dans une sorte de processus à la fois nostalgique et prospectif, une reconstitution en miniature de la géologie parisienne et de son atmosphère prémoderne, potable et respirable, de ses couches calcaires à son climat atlantique, avec ses vents soufflant de l’Ouest qui s’érodent sur les sols calcaires de Normandie, sur le tuffeau blanc des pays de la Loire tout en s’y imprégnant de leurs parfums calcaire et de l’odeur des chênes typiques de ces sols calcaires. Notre architecture reconstitue ici, au cœur du bâtiment, dans les techniques du bâtiment liées au développement durable, des terroirs calcaires. Elle rend visible la réalité filtrée de l’habitation contemporaine en en augmentant le spectre aux valeurs géologiques et atmosphériques.

Cette architecture a quelque chose à voir ici avec l’art culinaire ou la fabrication des vins, dans la composition des flagrances et des goûts, par le choix précis des matériaux à la manière d’une recette de cuisine ou d’une composition chimique. Ce n’est pas tant l’aspect visuel ou coloré des matériaux qui nous intéressent que leur nature olfactive, gustative, chimique. Notre architecture se compose d’éléments corporellement, physiquement qualifiés et d’autres chimiquement neutres. Ce processus pourrait se rapprocher de la notion d’élevage tel qu’on la conçoit pour le vin en œnologie, et que l’on appliquerait ici à l’air et à l’eau dont il s’agirait alors de transférer les objectifs:

- Purifier l’air de ses impuretés
- Faire vieillir l’air
- Faire évoluer ses arômes
- Compléter la structure de l’air par l’apport de tannins externes.

Certains matériaux sont chimiquement, olfactivement ou gustativement neutres, n’influençant pas le goût de l’air ou de l’eau tel l’acier inoxydable utilisé pour les casseroles en cuisine ou comme cuve à vin pour ne pas influencer le goût du vin. Ou le polyéthylène, un matériau recyclable neutre sans acide, non alcalin et de pH 7 qui n'interfèrent pas avec les autres matériaux sur le plan chimique et que l’on utilise dans la conservation des biens culturels par exemple.

Notre projet recompose un terroir en intérieur, dans la nécessité des techniques du bâtiment, gestion de l’air, aération avec récupération de chaleur, gestion de l’eau, récupération des eaux de pluie, chauffage de l’eau chaude sanitaire par panneaux solaires, épuration. Ce seront des terroirs naturels mais intérieurs caractérisés par une nature du sol et d’un sous-sol, un climat, une exposition, qui donneront ses parfums et son goût à l’air et à l’eau. La pierre calcaire, de différentes sortes extraites des sols traversés par la Seine de sa source jusqu’à la mer, donnera son goût à l’air et à l’eau, tandis que le verre, le polyéthylène et l’acier inoxydable, resteront chimiquement neutres dans cette composition architecturale, olfactive et gustative.

Renouvellement d’air
Notre projet se compose ici à partir des exigences de la gestion de l’air (aération douce et automatique avec récupération de chaleur / Minergie, Suisse) afin de réduire par un facteur 4 l’énergie consommée dans le bâtiment. Le label MINERGIE est attribué à des bâtiments dont la conception permet de réduire la consommation d'au moins un facteur deux par rapport aux exigences légales actuelles. Isolation thermique renforcée, enveloppe étanche à l'air, renouvellement d'air contrôlé, vitrages à hautes performances, sont les points nécessaires pour atteindre ces objectifs. Notre projet transforme la question de l’aération douce automatique en thématique architectonique qui donne corps littéralement à l’architecture. Plutôt que de considérer ce point technique comme secondaire dans la composition architecturale, notre projet le rend majeur, à l’origine même de la forme et du programme du bâtiment et des qualités poétiques de l’espace. Nous proposons une installation composée d’un appareil compact d’aération pour l’ensemble du bâtiment, avec un système d’air pulsé et d’air extrait, avec récupération de la chaleur contenue dans l’air évacué par échangeur à plaques. L’air est préchauffé en hiver et inversement rafraîchi en été par un système de puits canadien faisant circuler l’air sous l’eau sur une distance de 25 mètres avant son introduction à l’intérieur. L’aération douce et automatique est la méthode la plus efficace écologiquement et économiquement aujourd’hui pour renouveler l’air à l’intérieur du bâtiment afin d’y amener de l’air frais pour la respiration, d’évacuer les polluants et l’humidité dégagée lors de la respiration. Elle allie confort, salubrité, qualité de l’air, faible consommation d’énergie et rentabilité. Le taux d’air neuf dans chaque pièce est prévu à tout moment et séparément. Les polluants de l’air sont évacués de façon continue. Il n’y a pas d’excès d’humidité, par conséquent pas de condensation superficielle, ni de formation de moisissures ni de courants d’air incommodants. Cette technique de renouvellement de l’air nécessite d’une part un réseau d’air frais qui pulse l’air dans chacune des pièces, air qui est ensuite récupéré par un réseau d’air extrait qui la ramène à l’appareil compact de renouvellement d’air avec échanger de chaleur.

Notre projet thématise cet apport de l’air pulsé dans le bâtiment, en transformant un problème technique de gaine interne et d’acheminement de l’air dans les pièces en principe architectonique et spatial. La taille de la gaine de ventilation de l’air pulsée est augmentée jusqu’à devenir un espace habitable qui circule, se déforme, se plie et se déplie, se compresse et se détend sur toute la longueur du bâtiment. Plutôt qu’en tôle d’acier galvanisé, ce canal est construit en pierre calcaire massive porteuse, reprenant sur la longueur, d’Ouest en Est, le parcours géologique de la Seine, de la mer au bassin parisien, du Havre à Paris, reproduit en miniature. La qualité architecturale que nous proposons est celle d’une atmosphère, d’une odeur, d’un parfum, d’un air, un air de Paris, venant de la mer, de l’Ouest qui se chargera, au cœur du bâtiment, de l’odeur fine de calcaire. Quelques chênes sont plantés dans ce parcours, ajoutant par leur présence une touche végétale dans la composition de ce parfum d’air. Par sa forme arrondie et continue, la gaine minérale de ventilation achemine l’air sans bruit et sans turbulence jusqu’à chacune des pièces. Habiter la gaine de ventilation, cela est possible uniquement pour des usages ne nécessitant pas en eux-mêmes un renouvellement d’air important afin de garder la qualité de l’air distribuée aux bureaux. C’est le cas du Hall d’entrée et des couloirs, qui ne demandent qu’un renouvellement de l’air de 2 fois / heure parce qu’utilisés que de façon transitoire tandis que les bureaux, de par leur usage constant exigent un renouvellement de l’air de 10 fois par heure.

equipe

Jérôme Jacqmin, Andrej Bernik, Caroline Spielvogel, Cyril Assaad

maître d'ouvrage

VNF (Voies Naviguables de France)

lieu, date

Paris, France, 2008

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