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Fermented movies


Les nouvelles préoccupations écologiques liées à la prise de conscience de notre responsabilité dans le phénomène du réchauffement climatique modifient notre rapport à l’abstraction et à la dématérialisation des technologies contemporaines et de l’information. Si les techniques modernes, celle de l’électricité, de l’électromagnétisme ou du numérique, et les usages qui en ont été tirés (lumière artificielle, cinéma, téléphonie mobile, internet, etc.) nous apparaissaient jusqu’à présent comme relativement neutres, dématérialisées, légères et sans conséquence, nous assistons aujourd’hui à leur épaississement, à un assombrissement et leur empâtement. La dématérialisation n’était qu’apparente et l’on découvre que même une simple recherche sur google consomme de l’énergie et rejette 0,2 gramme de CO2 dans l’atmosphère. En réalité, tout semble aujourd’hui prendre corps, rien n’échappe à la physicalité du monde sensible, ni le virtuel où notre avatar, comme notre corps, dégage aussi du CO2, ni le wireless dont les rayonnements non-ionisants pourraient avoir des conséquence sur la santé. Des bilans carbones et énergétiques se calculent maintenant à tous les niveaux du monde. Des échanges chimiques, physiques et biologiques se dessinent entre le corps, l’atmosphère de la planète et les technologies les plus dématérialisées. Ce début du XXIe siècle voit s’interconnecter l’ensemble des choses du monde, dans lequel plus aucune forme n’existe indépendamment des autres. Le vivant et l’inerte sont désormais enchaînés l’un avec l’autre, dans des cycles écologiques infinis d’échanges de matière et d’énergie, et le simple fait d’allumer une ampoule dans sa cuisine a dorénavant une conséquence sur le climat globale de la planète.

Notre proposition pour l’aménagement d’un cinéma au KW relève de cette nouvelle conscience énergétique et matérielle. Notre propos est d’accepter aujourd’hui que des liens physiques, des transferts de matières et d’énergies, existent entre des choses que l’on a jusqu’à aujourd’hui présentées de façon dissociée. Nous voulons construire consciemment des échanges énergétiques, matériels, alimentaires, sortir de l’autonomie des éléments. Notre projet tissent des liens chimiques, biologiques, entre les choses habituellement séparées. Ce que nous cherchons à faire, c’est organiser le passage de l’énergie d’une forme à une autre, concrétiser les flux invisibles, réutiliser les énergies dilapidées, organiser l’interaction entre le monde organique et inorganique, entre l’espace et le corps, l’informatique et le physiologique, le culturel et l’alimentaire.

Dès lors, une séance de cinéma 35 mm n’est plus le lieu désincarné d’une pure diffusion d’images immatérielles. Les images se dévoilent et on les découvre faites de lumière et la lumière se dévoile à son tour comme faite de chaleur. Les images en mouvement consomment de l’énergie, dégagent des gaz à effet de serre. Pour un film de 2 heures, plus de 2000 grammes de CO2 sont rejetés dans l’atmosphère, produits par le projecteur 35 mm qui consomme près de 4 KW/heures en électricité qu’il transforme quasi intégralement en chaleur. Car les images du cinéma, ce sont des rayonnements électromagnétiques provenant d’un projecteur, ce sont des ondes de chaleur et de lumière qui traversent la salle pour éclater sur l’écran blanc, lui communiquer ses couleurs et ses intensités, s’y fracturer pour devenir chaleur. Le faisceau de la projection est un champ électromagnétique composé de longueur d’ondes visibles et invisibles, de lumière et de chaleur. Au contact de l’écran, cette énergie se réfléchit pour une partie, s’y incorpore pour une autre, et se transforme en chaleur.

Si l’émission d’information avec la projection dans le cinéma n’est énergétiquement pas neutre, la réception ne l’est pas non plus. Regarder un film est aussi une perte d’énergie par le corps, même si on ne fait rien d’autre qu’être assis dans un fauteuil. Cette dépense d’énergie par le corps, qui se traduit par une émission de chaleur à 37°C, est faite pour assurer le métabolisme de base – battement cardiaque, mouvements respiratoires, synthèse des hormones. On peut quantifier l’énergie perdue pour la durée d’un film de 2 heures à 120 kcal. Quant on dort, cette énergie dépensée baisse à 50 kcal ou monte à 2000 kcal si l’on fait du sport. C’est cette énergie perdue obligatoirement durant la journée que l’on compense par l’alimentation en ingérant au moins 1500 kcal.

Ce qui nous intéresse ici sont ces liens énergétiques cachés entre la projection d’un film, la perte de calorie en tant que spectateur, et plus loin l’alimentation. C’est un cycle que nous voulons mettre en valeur, où se chevauchent esthétique et physiologique, culture et alimentation. C’est aussi un requestionnement typologique sur la notion de programme, où une salle de cinéma est aujourd’hui couplée avec un bar qui distribue pop-corn et coca-cola. Pour matérialiser l’énergie, comme on le fait lors d’une expérience scientifique où l’on ajoute un colorant à une substance pour en suivre la trace et la distinguer des autres, nous proposons de donner à l’énergie une couleur blanche. Nous proposons de matérialiser avec du lait cette caractéristique plastique dont les différentes formes rythment la transformation de l’énergie au cours de la séance de cinéma. Le blanc est la couleur de l’écran de cinéma, valeur nécessaire à la réflexion des couleurs et des formes lumineuses projetées. Nous proposons un écran comme une fine cavité translucide que l’on remplira de 9 litres de lait en début de projection. Durant les 2 heures de la séance, le lait se réchauffera en absorbant la chaleur des images projetées et commencera un processus de fermentation. À la fin de la projection, on videra l’écran de ces 9 litres de lait pour en remplir des yaourtières dans la salle voisine. On composera ensuite avec ces 9 litres de lait, 60 yaourts de 150ml contenant chacun 120 kcal. Un yaourt sera offert à chacun des spectateurs à la fin du film, recouvrant ainsi les 120kcal perdues par le métabolisme durant la séance.

Ce projet est en réalité très proche de la pratique du cinéma d’aujourd’hui, où la projection de films s’accompagne de la consommation de barres chocolatées ou de pop-corn, où le projectionniste est aussi cuisinier, où le culturel et l’alimentaire se mélangent, fusionnent dans un même cycle énergétique. Dans ce processus, on retrouve certaines formes pré modernes de la pensée, où morale et physiologie se croisent, où esthétique et biologie, synesthésie et irrationnel construisaient un système écologique empirique étrange mais néanmoins prémonitoire de échanges actuels d’énergie. Si le lait est choisi pour sa couleur blanche qui devient écran de cinéma, c’est aussi sa valeur nutritive que nous intéresse. Mais c’est aussi, au loin, un certain écho irrationnel au régime des nourrices au début du XIXe siècle où la l’on pensait que la morale de la nourrice pouvait influencer la qualité de son lait, se transmettre au nourrisson et influencer la morale de ce dernier. En ce cas, les soixante yaourts qui auront fermentés durant la projection d’un film pourraient devenir une forme fermentée de ce film, film que l’on pourrait alors goûter après l’avoir vu.

La fermentation complémentaire des 60 yaourts se fait dans des yaourtières dans la salle voisine de la salle d’exposition. Ces yaourts sont ensuite soit consommés immédiatement, soit conservés dans des frigos. Un système de nettoyage par pompe très simple, tel employé dans les laiteries, par eau et détergent alcalin par hydroxyde de sodium type Ecolab P3-mip permet de garantir l’hygiène du système,et la propreté de l’écran et des tubes.

equipe

Aurore Chartier, Quentin Vaulot, Goliath Dyèvre, Maxine Leclerc

maître d'ouvrage

KUNST-WERKE BERLIN e.V. - Institute for Contemporary Art

lieu, date

Berlin, Allemagne, 2009

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