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Espace pulmonaire


Dans son système des arts, le philosophe allemand du XIXe siècle, G. W. F. Hegel, considérait la musique com- me l’art le plus pur et le plus beau, à l’opposé de l’architecture qu’il reléguait au plus bas niveau, le considérant comme un art imparfait, impur et pauvre dont on devait s’affranchir. Les critères en jeu dans ce classement hiérarchique relèvent de la nature de la relation de chacun des arts avec sa matérialité, entre dépendance et liberté. Pour Hegel, plus un art s’affranchit de sa matière, moins il est contraint par le monde naturel extérieur, plus il est proche de l’esprit pur, léger et transparent, plus il sera élevé, transcendant et beau. La poésie et la musique, les deux arts qu’il considèrent comme supérieurs, sont des arts qui justement s’affranchissent au plus au point, à première vue, de leur matérialité. La musique n’est plus qu’ondes et la poésie plus que mots. Au contraire, l’architecture ou la sculpture sont totalement empêtrées dans une basse matérialité, de pluie, de pesanteur et de matières lourdes et opaques que l’on sculpte ou empile avec peine et souffrance.

Si ce classement des arts, tendu entre bas matérialisme et transcendance, lourdeur et légèreté, opacité et clarté, plein et vide, terreux et aérien, se comprend parfaitement d’une façon poétique et préscientifique, il est en réalité devenu totalement caduc aujourd’hui, selon les propres critères de Hegel, si l’on tient compte de ce que les progrès scientifiques récents en physique, chimie et biologie ont apporté à la connaissance du vide, des ondes et de l’air. Ce que l’on sait aujourd’hui c’est que le son ou la voix ne sont pas des éléments abstraits et dématérialisés, que même s’ils sont aériens et invisibles, ils ne sont pas plus transcendants que la pierre ou la terre et qu’en définitive, ils ont aussi une dimension physique, chimique et biologique. La dimension physique du son, c’est une déformation plastique de l’air selon une certaine longueur d’onde, c’est une pression exercée sur l’air contraint selon un certain espace, c’est aussi une chaleur proche de 37° C qui se forme dans le corps, que les poumons transmettent à l’air par la respiration. La dimension chimique de la voix, c’est une certaine teneur gazeuse, mesurable en oxygène, en azote, en dioxyde de carbone, en gaz rares et en eau sous forme de vapeur qui s’agrège intensément à l’air à chaque respiration. La musique et la poésie ont aussi une dimension biologique, composée de pollens, de micro-organismes, de germes en suspension, de bactéries et de virus. Louis Pasteur, qui découvrit cela en 1878, faisait porter à tous ses proches un mouchoir devant la bouche lorsqu’ils passaient devant les hôpitaux.

C’est cet impensé de l’esthétique hégélienne que nous nous proposons d’investir dans notre projet d’espace pulmonaire au Barbican. Notre projet est celui d’une densification de l’immatérialité fantasmée de la musique, un phénomène d’agglomération, de condensation du son qui se révèle visqueux et humide. Notre projet ac- cepte que le son ne soit pas une pure et abstraite vibration mais plutôt un flux tiède de germes et de transpira- tion qui s’écoulent depuis notre bouche dans l’espace et en transforme imperceptiblement la nature physique et chimique.

Les quintettes à vent peuvent-ils être porteurs de la grippe ? Sentons-nous l’humidité de l’haleine des chan- teurs qui croît dans l’air tandis que s’élève le chant de la chorale ? Respirons-nous l’haleine du trompettiste quand il joue ? Quelle est la part chimique de la musique ? La musique, ses ondes et ses pressions physique sur l’air, sa distillation de vapeur ne construit-elle pas aussi une forme architecturale ? Une forme invisible mais parfaitement audible. Et si l’on acceptait que la musique ne soi pas abstraite mais qu’elle produise lit- téralement un espace. Si on acceptait aujourd’hui finalement ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire non pas du vide, du creux, de l’immatériel, mais bien de la matière, certes très légère et impalpable, mais humide, dense, physique, chimique.

En réalité, c’est cette densification physique de la musique, qui perd sa dimension transcendante et abstraite, qui est déjà à l’œuvre dans la musique de Ligeti. Quand celui-ci définit dans les années 1960 sa musique, c’est en terme de « tissu musical très dense», de « statique », de « visqueux », de « texture sonore », d’ « espace sonore », d’ « immobilité acoustique ». Ici, la musique devient présente physiquement, prend de la place, pousse, gonfle, occupe, se répand, se densifie jusqu’à occuper complètement l’espace, jusqu’à le déformer lit- téralement. Cette matérialité de la musique, cette physicalité des ondes, Ligeti l’évoque de façon sensorielle et sensuelle en affirmant qu’il sent par exemple le poids d’un bloc sonore, qu’un espace sonore rempli l’espace et se dilate comme lorsque l’on fait se gonfler un ballon ou une bulle de savon. Dans un rêve d’enfance, il voyait des couches d’espaces sonores composant des textures comme les fils d’une toile d’araignée, la toile étant la totalité, le fil l’élément de base. La musique n’est plus abstraite ici, ce n’est plus une ligne musicale dans le temps, basée sur le développement thématique ou l’alternance d’événement acoustiques et de pauses. C’est au contraire une masse sonore, lourde, physique, pleine, un « événement continuel, des clusters stationnaires, une oscillation perpétuelle, sans pauses, comparable à l’atmosphère » comme la définit Ligeti. Mais c’est aussi un corps physiologique, « le mouvement d’une respiration : l’intensité s’atténue comme un souffle qui se dé- gage puis tend à mourir ».

Notre projet pour le Barbican est celui d’une construction spatiale au second degré. Les matériaux de cet es- pace ne sont plus ceux, originaux et primitifs de la nature, l’air, la chaleur comme éléments purs d’une nature originelle. C’est une seconde nature que nous produisons, une nouvelle atmosphère, issues de la culture hu- maine. Mais c’est une culture sans aucune transcendance. La musique devient visqueuse ici, fétide, humide, exsudée dans les poumons et que l’on respire à notre tour. L’espace devient une forme architecturale de l’haleine dans laquelle l’auditeur est immergée. La musique ne s’écoute alors pas seulement, elle se respire, s’inhale tandis qu’elle construit son propre espace.

equipe

Philippe Rahm architectes

lieu, date

"Radical Nature" exhibition curated by Francesco Manacorda, Barbican Art Gallery, London, United Kingdom, 2009

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